Reliques en séries ?
Vous vous souvenez peut-être du corps de saint Fortuné que je vous avais présenté il y a quelques temps. Au détour de mes (nombreuses) pérégrinations, je suis tombée il y a peu devant le corps de saint Placide à Ceriana. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a comme un air de déjà vu ! Conservés dans deux églises de deux villes différentes distantes d’une trentaine de kilomètres, dans la province d'Imperia (Italie), ces deux re-lit-quaires (le jeu de mot était trop facile) ont la même forme et le même style. Seules les couleurs et les moulures varient. D'une longueur de 140 centimètres pour environ 75 centimètres de haut, ces reliquaires présentent la même structure, à savoir une niche ouverte à l'avant posée sur quatre pattes de lion. Celle de Ceriana est bleue (un faut décor de marbre bleu veiné de blanc peint sur bois) et or. Celle de Coldirodi est verte et or. La principale différence réside dans les moulures latérales. Le reliquaire de Ceriana (bleu) présente sur les deux tiers supérieurs des moulures latérales un décor de feuilles de chêne et de glands. Sur la partie basse, une feuille d'acanthe recouvre les coins inférieurs du reliquaire. Le reliquaire de Coldirodi (vert) présente un décor plus simple, uniquement constitué de feuilles d'acanthe. La partie haute de ces deux reliquaires est la même, à l'exception du motif central figurant la couronne et la palme du martyr qui présente quelques variations, notamment sur la façon dont les palmes se croisent et retombent hors de la couronne. Or, sur les quelques 200 niches contenant des squelettes, corps momifiés ou personnages de cire que j'ai pu comparer, aucun ensemble (si ce n'est les classiques rectangles de verre) ne présentait autant de similitudes que ces deux reliquaires (on observera par ailleurs, au niveau du contenu, que les reliques de femmes prennent plus souvent l'apparence de personnages de cire dans des positions de repos, alors que les hommes apparaissent plus volontiers sous la forme d'ossements mis en scène, dans des postures également plus variées).
On observe également des similitudes en ce qui concerne les occupants de ces niches.
Les deux squelettes sont vêtus de la même façon, avec là encore, des variantes entre les deux. Saint Placide est vêtu d’un vêtement blanc ornés de motifs floraux. Son bras droit soutient sa tête, une posture que l'on retrouve également chez saint Benoit de Vallebona (province d'Imperia également, et sa posture n'est d'ailleurs pas la seule similitude avec les deux corps dont il est ici question...). A côté de lui est posé un petit pot en verre, dont le contenu est difficile à identifier, fermé par un galon doré. Saint Fortuné, lui, est vêtu d’un plastron argenté selon le modèle de la lorica squamata, ou armure d’écaille, le modèle de broigne le plus courant dans l’Empire romain (saint Benoit de Vallebona porte également un plastron semblable). Il repose allongé, sa main droite tient une épée de bois, la gauche une branche d'olivier séchée et ses jambes sont croisées, la gauche passant par-dessus la droite. La tenue de l’un comme de l’autre est fortement rehaussée de broderies et rubans dorés.
S’il existe plusieurs saints nommés Fortuné, la tenue de celui exposé dans la niche verte laisse supposer qu’il s’agissait du soldat connu sous ce nom, et qui appartenait à la légion thébaine. L’épée dans sa main droite et les écailles argentées sur son plastron évoquant une armure sont en effet plus proches de la représentation d’un soldat que de celle que l’on pourrait avoir de saint Fortuné de Spolète, un prêtre qui consacra sa vie entière au labeur et à la charité, ou de saint Fortuné de Todi, un évêque du V-VIème siècle. De plus, il tient dans sa main gauche la palme du martyr sur laquelle est écrite S. Fortunati Marty.
Or, le corps de saint Fortuné de la légion thébaine reposerait dans l’église paroissiale de Lonate Pozzolo… mais aussi à Camogli ! Quelle relique est donc l’authentique ? Si tant est qu’une seule d’entre elles soit authentique… Les doublons de reliques de ce type, avec des squelettes ainsi vêtus et placés dans des niches ne sont pas rares. Dans la cathédrale de Melfi, c’est saint Théodore, vêtu d’or et de banc, une épée à la main, qui se tient allongé, accoudé sur son bras droit. Son corps proviendrait des Catacombes de Priscille[1], à Rome. Seul bémol, l’église paroissiale de Vasto possède elle aussi un corps censé être celui du martyr saint Théodore, allongé dans sa niche bleue et or. Le corps de saint Valentin se trouverait quant à lui à Palmoli, à Cavour, à Monselice et à Belvedere !
Cette multiplication d’individus pour un même saint démontre en tout cas la création ex-nihilo de reliques à partir de corps dont la véritable origine nous est finalement inconnue. S'agit-il de corps d'homonymes attribués (sciemment ou non) à tort à des saints ? Ces corps proviennent-ils seulement des catacombes ?
Sur le plan ostéologique, c'est le squelette de saint Fortuné qui est le plus facilement observable. Son avant-bras gauche présente plusieurs cassures récentes, peut-être liées au déplacement de la relique de l'église Saint-Bernard (aujourd'hui connue sous le nom du Sanctuaire de la Madone Pèlerine) à l'église paroissiale où elle est aujourd'hui conservée. Le radius et l'ulna droits sont également en mauvais état. En revanche, la tête est dans un remarquable état de conservation, surtout au niveau de l'os nasal. L'observation du saint Fortuné de Coldirodi permet également d’affirmer qu’il s’agissait du corps d’un individu mort jeune. En effet, l’épiphyse proximale du tibia (surtout visible sur le tibia gauche) n’a pas encore complètement fusionné avec la métaphyse. Or chez les hommes, la fusion de l’extrémité proximale du tibia se fait vers l’âge de 18 ans (15 ans pour les femmes)[2].
On ignore à quel âge mourut saint Fortuné (seule la date de son décès nous est connue), mais ce fut vraisemblablement jeune. Pour autant, il ne faut pas en déduire que Coldirodi possèderait la véritable relique . Premièrement, parce que si saint Fortuné mourut jeune, il est peu probable que ce fut avant l'âge de 18 ans, d'autant plus que les citoyens romains étaient mobilisables de 17 à 60 ans (bien sûr, il faut aussi prendre en compte les variations anatomiques et les limites des méthodes d'estimation du profil biologique). De plus, la qualité de la réalisation, avec l’épée et la lorica squamata, laisse présumer de la grande érudition en matière de vitae sanctae des pourvoyeurs de reliques. C’est sans doute préjuger des connaissances ostéologiques de l’époque mais nous ne sommes pas à l’abri d’un choix délibéré qui se serait tourné vers un individu mort jeune (c’est encore le problème de la provenance des corps : cimetières, catacombes anciennes, corps volé ou acheté puis préparé ?). La relique serait arrivée à Coldirodi en octobre 1772 et proviendrait de Rome, mais aucun authentique ou document ne peut en attester.
Concernant le corps de saint Placide de Ceriana, on se retrouve face au même problème de doublon dans la mesure où son corps se trouverait également dans l’église Saint-Jean de Malte à Messina où il aurait été retrouvé en 1588… La ressemblance entre le reliquaire de saint Placide de Ceriana et celui de saint Fortuné de Coldirodi, qui évoquent une facture baroque, probablement du XVIIIème siècle, pose la question d’une production "en série" de fausses reliques destinées à orner les églises d’Europe et à raviver la foi à une époque où la ferveur chrétienne avait déjà considérablement faibli.
[1] Paul Koudounaris nous rappelle d’ailleurs que "les squelettes décorés proviennent d'Italie, d'Allemagne, de Suisse et d'Autriche aux XVIIe et XVIIIe siècles [… et qu’] aucun d'entre eux n'appartenait à des saints célèbres ou à des personnalités canonisées lors de procès officiels. Ils venaient des catacombes romaines, ils étaient des martyrs et étaient donc considérés comme des saints ". P. Koudounaris, Heavenly Bodies: Cult Treasures & Spectacular Saints from the Catacombs, 2013
[2] B. Jain, Guide to Forensic Medicine & Toxicology, B. Jain Publishers, 2016