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ArcheOn
26 juin 2021

Le tollé des ouvertures de sépultures en direct : archéologie ou profanation ?

Branle-bas dans le petit monde de l’archéologie cette semaine : alors qu’une fouille très médiatisée à Cambridge a révélé la présence de Yersinia pestis[1] dans plusieurs des sépultures du cimetière paroissial[2], c’est un autre mort qui est venu occuper le devant de la scène ces dernières heures. Illustre inconnu exhumé sur le site des Crassées à Saint-Dizier, l’ouverture en direct de son sarcophage a fait beaucoup de bruit (pas au sens propre) et suscité nombre de réactions négatives.

Les réactions sous la vidéo du live

Le live de Saint-Dizier diffusé sur Facebook

Vendredi 25 juin 2021, il est 8h59 : le direct, retransmis sur Facebook, commence. Très vite, les réactions et commentaires négatifs affluent. Sur les quelques 7000 réactions enregistrées par la vidéo en fin de matinée ce samedi, 4200 sont des réactions « Grrr », soit des réactions de colère. Les commentaires qui défilent au fur et à mesure de la diffusion sont également sans équivoque : il y a ceux pour qui il n’y a « pas de professionnalisme là-dedans », simplement de l’« amateurisme » de la part d’une « équipe de branquignols ». Il y a aussi ceux qui condamnent une « profanation » ou « une violation de sépulture » : « aucun respect pour le mort », « manque de respect pour les morts », « indécence totale et irrespectueuse » … Cela s’accentue encore quand, le couvercle partiellement retiré, l’équipe laisse exploser sa joie en constatant que le défunt a été inhumé avec du mobilier. Pourtant, disons-le bien, quel fouilleur ne s’est pas déjà précipité pour observer, admirer ces rares découvertes qui sont loin de constituer le quotidien de l’archéologue ? Je n’entends pas cautionner (ni même dénigrer d’ailleurs) le déroulement de cette fouille (même s’il aurait été bien de commencer par écoper cette flaque d’eau au contact du sarcophage) mais le tollé soulevé par cette vidéo doit nous interpeller sur la réception de ces images par le grand public et sur cette question, de plus en plus centrale, du respect des morts[3]. Cela n’est d’ailleurs pas sans rappeler certaines des réactions qui avaient suivi l’ouverture en direct d’un sarcophage égyptien en avril 2019 par la chaîne américaine Discovery[4].

Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal

Pourtant, le fantasme de l’archéologue, véhiculé par les films Indiana Jones et Lara Croft (entre autres), devrait se voir assouvi par ces « lives » permettant aux spectateurs de devenir les explorateurs et découvreurs de ces tombeaux et sépultures. Mais de toute évidence, la mort sortie des salles obscures reste taboue. Nous travaillons avec les morts[5], et, même si certains d’entre nous ressentent le besoin de masquer par la dérision le malaise que cette proximité induit[6], nous en oublions parfois que cette normalité n’est pas celle du grand public. D’ailleurs, dans une société qui a relégué ses défunts à l’extérieur des villes[7] et où le mort est immédiatement pris en charge[8] par des professionnels, quelle place reste-t-il pour la mort ?

Si la mort choque, c’est en fait que cette recherche du sensationnalisme (parfois décontextualisé), exacerbée par l’essor des réseaux sociaux, se heurte à l’opinion publique quand la mort rejoint, par l’image et le son, l’instant présent : l’information n’est dès lors plus perçue comme une action de médiation, « compromission nécessaire[9] », mais comme un « numéro de cirque », ainsi que l’écrit cette utilisatrice au sujet du live du sarcophage des Crassées.

Bien sûr, les photographies de sépultures en contexte archéologique peuvent également susciter des réactions sur les réseaux sociaux, souvent sur l’aspect « profanatoire » de l’acte, mais la critique se fait moins virulente et l’émotion moins vive. Peut-être alors faut-il laisser au public cette image de la mort figée et silencieuse, loin de l’agitation bien vivante des archéologues.

 A. Lazaro

Tintin, Les Cigares du Pharaon, Hergé

Bibliographie indicative

Danièle ALEXANDRE-BIDON, « L’archéologie à l’épreuve des media: méthodes, techniques et problématiques dans la fiction et la science-fiction », Ramage, 4, 1986, p. 191-248.

Roger BOZZETTO, « L’archéologie, le fantastique et la science-fiction : fantastique et science-fiction : deux regards sur un thème », Cahiers du CERLI, 19, 1990, p. 119-127.

Mark A. HALL, « L’archéologie ou la tentation de l’aventure » dans Silence on fouille : l’archéologie entre science et fiction, Roissy : Archea, 2012, p. 64-81.

Marc-Antoine KAESER, « Les archéologues et l’archéologie face aux médias, un miroir dérangeant ? », Les nouvelles de l'archéologie, 113 | 2008, p. 19-22.



[1] Yersinia pestis est une bactérie à Gram négatif responsable de la peste.

[2] Illustrant ce que certains testaments laissaient déjà deviner, à savoir que les flambées épidémiques ne devaient pas nécessairement se traduire par de grandes fosses où les corps auraient été jetés sans aucun soin.

[3] Ces polémiques ne sont pas nouvelles et touchent tout autant l’archéologie que les autres sciences. Pour n’en donner qu’un exemple, l’exposition itinérante Bodies: The Exhibition qui revendique une vocation pédagogique en présentant des cadavres et des organes humains se voit régulièrement interdite.

[4] L’évènement, mis en scène pour relancer le tourisme en Égypte, avait néanmoins suscité de nombreux commentaires dénonçant une « chasse au trésor » et une « profanation », entre autres.

[5] Combien de journées, de semaines, de mois parfois, passons-nous en tête-à-tête avec ces corps humains ?

[6] M.-A. Kaeser le rappelle d’ailleurs, « cette fascination morbide n’est pourtant jamais débattue au sein de la profession » (« Les archéologues et l’archéologie face aux médias, un miroir dérangeant ? », Les nouvelles de l'archéologie, 113 | 2008, p. 21).

[7] Pour ces questions, voir notamment Philippe ARIES, L’Homme devant la mort, Paris, Le Seuil, 1987 et Michel VOVELLE, La Mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983.

[8] Voire subtilisé aux vivants.

[9] Marc-Antoine KAESER, op.cit., p. 20.

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Commentaires
B
Merci pour cet article! Cela me rappelle cette intéresse analyse de la sociologue Gaëlle Clavandier sur la transformation de notre rapport à la mort : https://www.erudit.org/fr/revues/bioethics/2019-v2-n3-bioethics05052/1066465ar/<br /> <br /> Cf. Aussi la fouille du sarcophage de Louise de Quengo par l'Inrap qui avait provoqué quelques réactions mitigées.
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